Le Chili – Voyage au bout de la Patagonie

42 ans, 10 000 tonnes et 114 mètres de long, l’Evangelista quitte Puerto Montt après plusieurs heures de chargement en cette morne journée d’Avril. A son bord : un équipage chevronné, une pleine cargaison de marchandises à destination de Puerto Natales (2000 km plus au Sud) et nous !

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Un joyeux moussaillon !

On embarque parmi une vingtaine d’autres voyageurs qui ont préféré les conditions sommaires de trois ou quatre jours de navigation le long des côtes chiliennes plutôt que de rejoindre la Patagonie par l’intérieur des terres via la carretera austral.

A peine à bord que nous arpentons déjà chaque recoin accessible du bateau pendant que les soutes et le pont inférieur se chargent, puis nous prenons possession de notre cabine pour la nuit une fois les amarres larguées.

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… enfin, une fois le long chargement fini

Au lieu d’un lit couchette dans un couloir, ce que nous avions réservé, nous avons droit à un lit dans un dortoir de quatre avec salle de bain séparée, mais privative, en catégorie supérieure. Il faut dire qu’il n’y a pas grand monde à bord pour cette dernière traversée de la saison ouverte aux passagers. Dans quelques jours, l’hiver austral rendra les conditions de navigation trop dangereuses et les touristes ne seront plus acceptés à bord.

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Visite de la cabine, du pont, de la cantine

Côté nourriture, café, thé, infusion, jus de fruits, eau, pain, beurre, miel et bananes sont disponibles 24h/24. Soupe, plat chaud, crudités à volonté et dessert sont servis midi et soir. C’est de la gastronomie de cantine scolaire mais ça nous va très bien !

En raison d’une météo capricieuse et imprévisible en Patagonie, il n’est pas rare que les passagers soient confinés en intérieur pour une navigation plus longue que prévue et le maximum est fait pour que personne ne s’ennuie. Des coloriages et des crayons sont disponibles pour petits et grands, des jeux et des livres sont aussi en libre accès.

Mais l’arme ultime se prénomme Eric ! Membre de l’équipage doté de talents insoupçonnés, il revêt la casquette d’animateur pour aider à faire passer le temps : professeur de yoga le matin, maitre taï-chi l’après-midi, projectionniste le soir, chanteur-guitariste à ses heures perdues, géographe lorsque »il présente le trajet qui nous attend, et aussi glaciologue ou expert de la faune locale lors de sorties sur le pont.

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Au boulot !

Ravis de ces premiers instants à bord, on se glisse sous les draps et on se laisse bercer par le roulis des golfes d’Ancud et de Corcovado.

La nuit est étonnamment bonne. Damien se réveille aux aurores et sort dehors découvrir le spectacle silencieux d’une Patagonie sous un ciel clément.

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Buen dia Patagonia !

Sur les coups des 7h, le capitaine met un terme à cet instant solitaire en appelant tous les passagers à sortir de leur lit et monter sur le pont au plus vite ; deux baleines bleues croisent alors notre route à seulement quelques mètres. Le moment est rare et assurément magique (la vidéo un peu moins … une fois passé l’effet de surprise de les voir surgir en contrebas puis le temps de dégainer l’appareil, elles filaient deja au loin)

La matinée se poursuit et le spectacle continue. Des lions de mers sautent de vague en vague à côté du cargo tels des torpilles à fourrure, un groupe de baleines de Minke émerge à bâbord avant de replonger et les albatros aux yeux maquillés de noir filent à la surface des flots portés par leurs ailes géantes. En toile de fond toujours, le ciel, les montagnes et la mer, immenses.

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Ya d’la vie par ici

Le capitaine nous ouvre les portes du poste de pilotage dans l’après-midi pour une session instructive agrémentée de son humour pince sans rire.

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Capitaine à la barre (et sa carte de navigation)

Un deuxième groupe de baleines de Minke croise notre route au milieu du détroit de Darwin que nous empruntons pour rejoindre l’Océan Pacifique, tandis que le capitaine passe la musique de Titanic sur les hauts parleurs et qu’une bande de dauphins vient jouer dans l’écume du bateau. Nous qui pensions avoir du temps à tuer… on n’a pour l’instant pas une minute pour s’ennuyer !

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My heart will go on !

La journée s’achève par un coucher de soleil sur le Pacifique simplement fantastique et une session cinématographique simplement… catastrophique (Rampage, avec Dwayne Johnson, un gorille blanc et un loup volant).

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L’heure du coucher

La nuit est désormais tombée et l’Evangelista s’engage en haute mer avant de rejoindre le Golfe de Penas. Ce passage dans le Pacifique Sud est réputé être extrêmement mouvementé car deux systèmes de pression s’y rencontrent, créant une houle parfois énorme et des vents souvent violents. Alors l’équipage nous offre un cachet contre le mal de mer et nous recommande fortement de le prendre. Celui-ci semble faire son petit effet car nous passons une excellente nuit.

Au réveil du second jour, le capitaine nous annonce que nous sommes vraiment une bande de petits chanceux. Non seulement nous avons eu une journée de beau temps la veille, ce qui arrive rarement, croisé des baleines bleues, chose improbable à cette période de l’année, mais en plus notre passage en haute mer fut le plus calme qu’il ait jamais eu. On sourit en pensant à Magellan qui eut sans doute autant de chance que nous cinq cents ans auparavant pour ainsi nommer cet océan « pacifique ».

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La sérénité absolue

Le brouillard et la bruine matinale se dissipent pour laisser place à une nouvelle journée de beau temps et à un nouveau spectacle incroyable : celui de l’épave flottante du Capitan Leonidas reposant précisément au pied d’un superbe arc-en-ciel, tel un trésor mystique. Le capitaine bougonne dans les hauts parleurs que tout ça n’est pas normal et Éric nous explique que le capitaine du Leonidas s’échoua ici en 1968, au beau milieu du détroit de Cotopaxi.

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Nous: Où se trouve l’épave? Le Capitaine: Bah, là-bas, sous l’arc en ciel…

On passe l’étroit et magnifique détroit des Anglais, avec ses petits ilots baignés de lumière où les lions de mers paraissent pendant que les cormorans impériaux plongent en piqué pour attraper quelque poisson.

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Le dimanche c’est repos
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Le détroit des Anglais

Enfin, nous arrivons en fin d’après-midi au village de Puerto Eden. C’est un lieu isolé au bout du monde, à 24h de bateau de la ville la plus proche, notre destination, Puerto Natales et les cargos sont ici attendus comme le messie car ils sont les seuls liens physiques avec le monde extérieur.

L’Evangelista mouille au large de ce village aux quelques centaines d’âmes. Une grappe de petits bateaux s’approche alors pour décharger la cargaison qui leur est destinée et charger le fruit de leur labeur qui sera vendu sur le continent. Quelques personnes embarquent, d’autres débarquent.

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Et si on restait vivre ici ?

Un des passagers nous explique qu’il a déjà passé une année ici pour faire la saison de la pêche au crabe royal, véritable raison économique du village. Il nous raconte aussi l’histoire du peuple indigène, les Kaweskars, appelés péjorativement Alakalufes (mangeurs de moules) par les colons espagnols à leur arrivée car les cholgas, moules géantes qu’ils pêchaient dans ces eaux glacées, étaient une part importante de leur régime (nous les avons d’ailleurs testées dans le traditionnel “Curanto” lors de notre séjour sur l’île de Chiloé, plutôt pas mal).

Peuple de pêcheurs nomade, parcourant les canaux fuégiens dans leurs canots, ils avaient la particularité de s’être étonnamment bien adaptés à cet environnement extrême. Si bien qu’ils dormaient nus sans frissonner dans leur hutte sommaire par 0°C, enduits seulement de graisse de phoques et brûlant leurs calories par un métabolisme au repos 40% supérieur au reste de l’espèce humaine.

Malheureusement, ils furent persécutés, chassés et tués par les espagnols, puis sédentarisés dans la ville de Puerto Eden et métissés au reste de la population chilienne. Il ne survit aujourd’hui qu’une poignée d’entre eux et la culture orale de ce peuple millénaire, comme leur langue, disparaitra bientôt avec eux.

Parmi les passagers on sympathise aussi avec Nolwenn et Julien, un couple de français professeurs de sciences économiques et sociales à Montreuil, avec qui le temps passe encore plus vite tandis que nous nous racontons nos histoires respectives, discutons sans fin, débattons de tout et surtout de politique. Nous arrivons peut-être même à les motiver pour tenter l’aventure du circuit W, le plus célèbre trek de Patagonie, au cœur du parc national Torres del Paine. C’est une des principales raisons qui nous fait rejoindre la Patagonie dès maintenant car le trek prend cinq jours à réaliser depuis Puerto Natales (quand la météo le permet) et le parc ferme ses portes pour l’hiver dès le 30 Avril. Il faut donc démarrer l’itinéraire le 25 au plus tard et nous sommes déjà le 22. Pourvu que la traversée ne soit pas retardée de plus de quelques jours…

Nolwenn et Julien, eux, n’ont pas vraiment encore de plan. Ils sont en congé sabbatique pour 6 mois en Argentine et ont planifié cette excursion en Patagonie chilienne un peu au pied levé. Ils n’ont pas vraiment de matos de randonnée, à part une bonne paire de chaussures mais quand on leur dit qu’ils peuvent tout louer à Puerto Natales, alors ils commencent eux aussi à imaginer leur itinéraire.

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Voilà les super compagnons de voyage !

La nuit arrive et Gisèle va se coucher. Il faut bien dire que l’air frais, le vent et le froid nous fatiguent sans même que nous ayons besoin de beaucoup bouger. Éric passe un nouveau film et Damien retente le coup. Bonne pioche avec « Mi Mejor Ennemigo », un film sur l’absurdité de la guerre dont l’action prend place en Patagonie en 1978 au cours du conflit de Beagle qui faillit dégénérer en guerre ouverte entre le Chili et l’Argentine.

Au matin du troisième et dernier jour, l’Evangelista a bien avancé grâce aux conditions de navigation idéales et nous nous amusons de voir s’éloigner au passage du bateau des canards Brassemers au style inimitable.

Ils avancent à toute vitesse à la surface de l’eau, marchant sur celle-ci tout en battant des ailes, comme s’ils faisaient mine de décoller sans pourtant jamais s’envoler. Leur nom espagnol « pato vapor no volador », littéralement « canard à vapeur qui ne volent pas » fait d’ailleurs référence aux bateaux à aubes à vapeur laissant derrière eux un sillage similaire.

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Il vient de s’arrêter, c’est manqué, on n’a pas réussi a capturer l’instant magique

Quelques nœuds plus loin, l’amusement laisse place à l’émerveillement lorsqu’apparaissent devant nous les fameux glaciers suspendus accrochés au-dessus de l’eau des fjords patagoniens. Tels des rivières figées majestueuses, ils glissent sur les montagnes de la cordillère des Andes depuis le champ de glace Sud de Patagonie, troisième plus grande calotte glaciaire du monde après l’Antarctique et le Groenland.

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Le bateau de pêche donne une idée du gigantisme des lieux
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Et les glaciers s’enchainent dans tous les fjords que nous croisons

Une dernière épreuve attend le capitaine aujourd’hui. Il doit mener son navire à travers le chenal d’Angostura White, 80 mètres de large, soit à peine plus que l’Evangelista. Un membre de l’équipage nous raconte qu’en 2014, l’Amadeo, précèdent ferry de la compagnie Navimag, fit naufrage ici même en heurtant un rocher durant la manœuvre. Pas inquiets pour un sou, on s’installe sur le pont avant et on admire le géant de métal glisser doucement au ras du danger.

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ça passe !

L’obstacle franchi avec succès, quelques dauphins de Peale sautent à tribord comme pour célébrer l’évènement, puis nous voguons sur la fin d’après-midi jusqu’à la baie de Puerto Natales où nous débarquons dans la ville éponyme sur le coup des 20h.

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Finalement arrivés à bon port !

On dit au revoir à tout le monde et c’est incroyablement heureux d’avoir vécu cette aventure que nous nous avançons déjà vers la prochaine.

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